Vlassis Caniaris et Pierre Restany, Monastère de Daphni |
La contribution la plus importante de Vlassis Caniaris, né en 1928 et décédé en 2011, n'est pas qu'il ait sorti la peinture hors de son cadre, ni qu'il ait mis en scène, scénographié des murs avec des slogans dès la fin des années 50 (cinquante), ni qu'il ait mis en scène l'espace avec ses mannequins, obligeant les théoriciens et les autres à parler suffisamment tôt dans notre pays de la théâtralité, c'est-à-dire de ce lien qui relie le théâtre à la peinture. La contribution la plus importante de Vlassis Caniaris n'est pas non plus qu'il ait dialogué très tôt et sur un pied d'égalité avec le reste de l'avant-garde européenne, ni qu'il ait cheminé avec Pierre Restany et le Nouveau Réalisme, ni qu'il ait réunit symboliquement Athènes avec Paris, Rome, Stockholm ou Berlin.
La contribution historique de Caniaris, sa constante modernité, réside dans le fait qu'il ait servi cette modernité avec du matériel local, indigène, qu'il ait façonné l'histoire récente, politique et sociale du pays depuis la dictature jusqu'au retour de la démocratie, "metapolitefsi". Elle réside dans le fait qu'il ait condamné le populisme et le déclin matérialiste qui a suivi et cela dès 1980 .
Dans une interview dans le journal Messimvrini du 12 novembre 1980, Caniaris dit: "Je considère que la Grèce est un pays démodé, son art est démodé, sa politique démodée, les slogans sont démodés, tout est démodé. Je veux dire que ce refus de la réalité, en relation avec un racolage stérile à des éléments traditionnels superficiels, conduit à adopter obligatoirement des recettes toutes faites qui, jusqu'à ce qu'elles arrivent ici, sont rassies et périmées."
Dix ans plus tôt, fuyant la Grèce des Colonels, il rejoint l'émigration de Paris et en février 1970, il transporte presque inchangée au musée d'Art moderne de la Ville de Paris l'exposition de la Nouvelle Galerie d'Athènes, rue Tsakaloff à Kolonaki, de mai 1969. C'est une exposition hautement politique et pionnière tout à la fois.
Ici des volumes de polystyrène, de plâtre et des fils de fer barbelé, des torses avec des ceintures, des chemises vides, des œillets et ses premiers mannequins parlent de manière directe d'un "drame" de l'art, d'un "drame" de l'histoire. Ici les symboles ne transmettent pas ni ne personnifient, les symboles sont leurs propres messages, leur propre contenu.
Peu après Mai 68 (soixante huit), étant donné l’antiaméricanisme et la critique d'un modèle soviétique fossilisé et toute une chaîne de régimes dictatoriaux démodés dans tout le sud de l'Europe, Portugal, Espagne, Grèce (est-ce par hasard si ce sont les PIGS d'aujourd'hui), Caniaris soutient en parallèle et la cause de l'art moderne, et la cause d'une esthétique personnelle, et la cause de sa patrie. Trois en un!
L'exposition a lieu avec le soutien du directeur du musée Pierre Godibert et c'est un succès. Comme Byron grâce à son Childe Harold's Pilgrimage de 1812 , Caniaris devient célèbre en une nuit. Ainsi institué artiste politique, Caniaris participe la même année à l'exposition de Karlsruhe "Art et Politique" (Kunst und Politik) aux côtés de Vostell et de Beuys, ainsi qu'à la grande exposition collective "Aspect du racisme" qui se tient à Paris à l'automne avec une préface d' Alfred Pacquement, ex directeur du Musée Beaubourg.
En 1971, l'exposition du musée d'art contemporain de la Ville de Paris est transférée au Moderna Museet de Stockholm. Le drame, entre guillemets, d'une forme esthétique et d'une proposition politique continue son parcours historique.
Pour autant, ce petit "miracle" à une prémisse de poids: la collaboration et la relation entre le théoricien-activiste des nouveaux réalistes Pierre Restany et Vlassis Caniaris.
Pierre Restany, né en 1930 et décédé en 2003 est un critique d'art célèbre. Il est le légendaire fondateur du "Nouveau Réalisme", un mouvement qui a joué un rôle radical dans l'avant-garde européenne des années 60. Il était l'ami de Vlassis Caniaris, un artiste grec aussi célèbre que légendaire. Restany était convaincu qu'il existe une osmose entre l'art plastique et le théâtre, la théâtralité. Il croyait qu'une exposition est une action théâtrale. Et que l'objet trouvé, de la tradition de Duchamp, contient une force symbolique et produit du langage. Restany pensait que l'œuvre de Caniaris a des points communs avec le théâtre de l'Absurde de Beckett.
Voilà un texte révélateur que Pierre Restany a écrit à Paris le 13 avril 1963 pour la préface du catalogue de l"exposition de Caniaris à la galerie Le Zodiaque de Bruxelles: Notes analogiques pour un portrait de Caniaris, artiste grec contemporain.
Je vous en lis quelques extraits:
"J'ai connu ce Grec étrange à Rome, où il vécut de 1956 (mil neuf cent cinquante six) à 1960 (mil neuf cent soixante). J'avais été frappé à l'époque par ses tableaux, de vastes collages de papier recouverts d'une légère couche de plâtre blanc, déchirés en surface par de multiples griffures, éclaboussés par-ci par-là de couleurs tristes. On y décelait la synthèse de multiples réminiscences du tachisme des vieux murs, des graffiti, des gestes de lacérations.
Et puis Caniaris est venu à Paris avec sa femme, courageusement, comme beaucoup d'autres, il a tenté l'entreprise de survie. Il a fini par réussir à s'accrocher en donnant mille fois l'impression d'avoir touché le fond du gouffre."
Puis plus loin:
"J'insiste à dessein sur les objets de Caniaris (qui n'offrent aucune solution de continuité par rapport à ces assemblages muraux) parce qu'ils ont été pour moi particulièrement révélateurs. Indépendamment de leur présence individuelle, ils forment tous ensemble une suite de personnage qui semble sortir d'un Théâtre de l'Absurde. Ils appartiennent à des héros de Beckett. Voici le gilet d'Estragon, le mouchoir de Vladimir (en admettant que Vladimir se mouche autrement qu'entre ses doigts). L'Absurde, le mot est lâché. Il est tellement galvaudé que j'ai eu de la peine à l'écrire. Mais enfin il ne s'agit pas là d'un mode mineur de l'angoisse métaphysique (toujours) en vogue, du mal du siècle, du snobisme post ou para-existentialiste."
Dès le début des années 60, Restany répond de manière critique à l’agressivité polychrome de la pop américaine avec ce groupe que forment César, Arman, Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Christo, Villeglé, Yves Klein, entre autres. Oui à l'objet utilitaire et à son usage poétique, non à la mystification de son fonctionnement, non à la mystification de l'hystérie consumériste, non à la publicité de la publicité. Restany métamorphose la fantasmagorie de la Pop en une conscience douloureuse. le Vieux continent répond à l'attaque du Nouveau par plus de réflexion et une plus grande tradition dans la métonymie des objets tels que l'a décrite Duchamp.
Car c'est là que tout commence, de même que pour Caniaris. La plus grande contribution de Restany pour une théâtralité engagée reste l'exposition de l’été 1964 dans le cadre de la Biennale de Venise. Dans le théâtre historique de la Fenice, il monte l'exposition “Trois propositions pour une nouvelle sculpture grecque” avec Caniaris, Daniel et Kessanlis. Il s'agissait d'un spectacle à la fois humble, profond et sarcastique face à la fantasmagorie de l'oeuvre de Robert Rauschenberg et du pop art americain. Détail: Rauschenberg a reçu le Lion d'or de la Biennale en représentant les États-Unis. L'exposition de la Fenice annonce avant l'heure par son minimalisme dramatique l'arte povera de Germano Celant et le théâtre pauvre de Grotowsky.
Au musée d'Art moderne de la Ville de Paris en 1970 nous n'avons pas affaire à des représentations mais à des présentations-spectacles des choses et d'images qui jouent leur propre rôle et comme tels théâtralisent l'espace, racontent des histoires, supportent des significations et fonctionnent comme un théâtre muet de l'absurde.
Restany a très bien décrit cette relation entre l'esthétique de Beckett et les oeuvres de Caniaris dans un article de 1963: "L'Absurde de Caniaris, tout comme celui de Beckett, a des fondements ontologiques essentiels: pour les gens qui ont déjà fui il n'y a plus de refuge et à un certain niveau de la conscience, il est aujourd'hui aussi difficile d'être Grec que d'être Irlandais. Ces vieilles terres, il n'est pas dit une fois pour toutes que des siècles d'esclavage, turc ou britannique, leur aient apporté -toute honte bue et bâtardise assumée- le parfait oubli d'elle-même.
L'absurde s'y est installé dès avant la pénible indépendance retrouvée. De Camus à Beckett, il est significatif de noter que les écrivains de l'absurde sont d'abord ceux qui ont fait dès l'enfance l'expérience des antinomies contradictoires, politiques et culturelles, de leur terre natale: la trace indélébile du gâchis humain s'est aussi inscrite très tôt dans la chair et le cœur de Caniaris.
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