Derrière les phénomènes se
cachent toujours les idées
Repons XV (2009)65 x 92 cmHuile sur toile |
Je n'avais pas imaginé rencontrer, dans
un vieil atelier près du château de Neuchâtel et de sa Collégiale, non loin du
lac, un véritable artiste platonique.
Il s'agit d'André Evrard (1936), un peintre qui
transforme les stimuli optiques et les moyens matériaux de son art en images
qui, plus que toute autre chose, reflètent des idées. Bien évidement il y a la
lumière et ses ombres, la densité et les transparences de la couleur, les
formes nettes qui dialoguent avec la géométrie, les graduations toniques qui,
tant dans ses huiles que dans ses gravures, aquarelles ou dessins, racontent
des paroxysmes, des tensions ou des pertes. Mais il y a quelque chose de plus:
il s'agit du drame de la matière qui lutte pour se dépasser elle-même, pour
réaliser, de par sa dynamique interne, des idées. Disons, par exemple, l'idée
de l'élégance, de la clarté, de la finesse, de la méditation, de la mélancolie, de la musique
des choses qui ne proviennent pas d'instruments de musique. L'idée de la
musique par d'autres moyens.
Une approche historico-théorique
classerait le travail d'Evrard dans l'abstraction concrète ou dans une sorte de
peinture conceptuelle. Pourtant les classifications s'épuisent en général à la
surface et elles ne touchent pas à l'essentiel. Et en l'occurrence, l'essence
est ici liée à la métamorphose continuelle de l'élément matériel en élément
spirituel. Cela paraît simple mais ça ne l'est pas. Puisque nous vivons à
l'époque du marché de l'image, de la fantasmagorie des images qui n'ont que peu
à faire avec la vérité et l'engagement de la peinture. Evrard défend avec
dignité cet engagement et par son œuvre contemplative et idéaliste, il fait une
proposition presque politique. L'art exige le don de soi et devient une manière
de vivre. C'est ce qu'entendait Cézanne lorsqu'il le comparait avec la prêtrise
qui exige un esprit clair. Ou Van Gogh qui soutenait qu'un artiste ne peint pas
avec des couleurs mais avec son cœur brisé.
Aujourd'hui, nous avons un art de la
facilité et du sensationnalisme, tout comme nous avons une théorie qui
ressemble plus à de la publicité ou de la propagande et qui est influencée par
la logique du marché. Evrard, au contraire, suivant la grande tradition du
modernisme européen, croit en un art qui précède le temps et qui fonctionne de
manière pédagogique, guidante et révélatrice. Par l'abstrait de ses
compositions se révèle tout un monde résolument réaliste (une réalité vraie). Il suffit que l'on puisse le voir. Que
l'on puisse faire ressortir de l'impression matérielle le reflet immatériel,
les idées, tel que le professe Platon.
Ah, n’oublions pas ses aquarelles !
Toujours sur le fil entre le visible et l’invisible, ou mieux encore, ce qui
mérite d’être vu. Peut-être qu’au fond de ses compositions peut-on distinguer
un lieu idéal, le lac sous sa forme archétypale, le ciel comme paradis.
A mon avis, la peinture d'André Evrard
théologise sans, bien entendu, que l'existence d'un dieu soit nécessaire. De
toute manière, dans la théorie platonicienne des idées, l' "ôntos ôn, L'Être de l'Être, l'idée
centrale qui se trouve au sommet de la pyramide des idées, s'identifie tant à
l'idée du dieu qu'à l'idée du beau. En d’autres mots, le beau se laisse
difficilement découvrir.
P.S.
Les modernistes adoraient la phrase fameuse de Georges Braque : "J’aime la règle qui corrige l’émotion". Dans le cas d’André Evrard, le
contraire est aussi valable puisque, pour lui, l’émotion ne tombe jamais dans
le sentimentalisme, elle est l’idée incarnée.
Manos Stefanidis
Neuchâtel, le 26
août 2014